Viande in vitro

Du labo à l’assiette, la viande désincarnée (viande in vitro)


Tandis que la consommation de produits d’origine animale continue de croître dans le monde, de nombreuses start-up se sont lancées dans la production in vitro de «steaks propres» à partir de cellules souches de bœuf, de porc ou de poisson mises en culture.

Les cultivateurs de viande vont-ils remplacer les éleveurs ? Tandis que les prototypes à base de viande cultivée se multiplient, beaucoup s’interrogent sur les perspectives offertes par l’agriculture cellulaire. Chaque seconde, les Terriens consomment plus de 10 tonnes de viande. Et chaque année, la demande ne cesse de croître, notamment en Asie où l’alimentation «à l’occidentale» tend à devenir la norme. La viande de culture, obtenue à partir de cellules animales, pourrait-elle un jour nourrir la planète ?

Certains estiment qu’après la chasse et l’élevage, cette viande sortie non pas des abattoirs mais des laboratoires marquera une troisième étape dans l’alimentation humaine. La «viande in vitro» a pris officiellement forme en 2013, à Londres, tandis qu’un scientifique néerlandais du nom de Mark Post présentait le premier «burger cellulaire». Depuis, la question de la «viande propre» passionne et les colloques s’enchaînent ; le prochain, organisé par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), se tiendra les 3 et 4 octobre à Paris.

Comment fabrique-t-on de la «viande in vitro» ?

«Il s’agit de prélever des cellules souches sur un animal lors d’une biopsie indolore pour lui, explique Nathalie Rolland, spécialiste de l’agriculture cellulaire et ancienne chercheuse à l’université de Maastricht (Pays-Bas). Après leur avoir donné une substance nutritive, ces cellules sont mises en culture dans un bioréacteur qui reproduit les conditions favorables à leur multiplication. On obtient ainsi du muscle animal. Cette technique est issue de la médecine régénératrice spécialisée dans les greffes de peau ou de tissus humains.» Dotées de gros bioréacteurs, les usines de production pourraient ressembler à des brasseries. Nathalie Rolland les imagine ouvertes au public : les curieux verraient ainsi comment est élaborée cette viande. «Une seule vache "donneuse" pourrait fournir 175 millions de burgers, alors qu’actuellement, il faut élever et tuer 440 000 animaux pour parvenir à ce résultat», calcule la chercheuse.

Où en est-on ?

Dans le monde, entre 30 et 40 start-up investissent dans cette technique. Elles sont notamment établies aux Etats-Unis, aux Pays-Bas, en Allemagne ou encore en Israël, un pays marqué par une forte pression animaliste. Pour l’heure, ces entreprises n’ont livré que des prototypes. Selon Nathalie Rolland, les premières viandes cultivées pourraient s’inviter aux tables des restaurants d’ici deux ans, avant de gagner les rayons de la grande distribution. La France n’est pas en avance mais une première start-up vient d’émerger : baptisée Suprême, elle est basée à Evry, dans l’incubateur du Genopole. «Nous allons produire le premier foie gras issu de l’agriculture cellulaire, s’enthousiasme Nicolas Morin-Forest, l’un des trois associés. Les cellules utilisées pour notre culture proviennent d’un œuf de canne. Trois semaines sont nécessaires pour réaliser notre foie gras, contre trois mois dans la filière traditionnelle.»

Le choix du foie gras n’est pas neutre : «Nous souhaitions mettre la barre très haut, or ce produit incarne un pilier de la gastronomie française, estime Nicolas Morin-Forest. L’objectif, c’est de réinventer ce symbole de notre savoir-faire, d’autant qu’un sondage a révélé que les trois quarts des Français préféreraient consommer un foie gras éthique, autrement dit sans gavage.»

Avant de parvenir à son objectif (vendre de «l’excellent» foie gras cellulaire à un prix compétitif), l’entreprise se donne entre trois et cinq ans, le temps de maîtriser ses coûts de production.

Quelles viandes sont concernées ?

Outre le foie gras et la viande bovine, l’éventail de l’offre potentielle semble large. Des entreprises comme Memphis Meats (Etats-Unis) ont conçu des prototypes de saucisses, boulettes, croquettes, nuggets, ainsi que de la viande hachée, créés à partir de cellules de poulet, canard ou porc. L’entreprise israélienne Aleph Farms a même présenté un steak en 3D, autrement dit un «morceau» de viande. D’autres sociétés, comme l’américaine Finless Foods, ou Shiok Meats, à Singapour, travaillent sur les poissons (saumon, carpe, thon rouge) et les fruits de mer (raviolis à la crevette ou au crabe). Difficile de s’avancer sur le prix de tels produits, mais certains acteurs du secteur estiment qu’ils devraient être abordables et stables, car imperméables aux cours de la viande, aux aléas de la pêche ou aux épizooties (vache folle, fièvre porcine, grippe aviaire…). Mosa Meat, start-up néerlandaise, évoquait récemment un coût de production de seulement 9 euros pour un hamburger.

Quel sera le marché ?

Pour Nicolas Treich, directeur de recherches à l’Inra et chercheur à la Toulouse School of Economics, «il s’avère impossible de faire des recherches empiriques sur un marché qui n’existe pas encore». Une chose est sûre : végans, végétariens et végétaliens sont loin d’être ciblés en priorité, comme l’explique Axelle Playoust-Braure, coorganisatrice des Estivales de la question animale, rencontres annuelles des antispécistes. Mi-juillet, ils ont organisé une conférence sur la viande cultivée. «On assiste à une polarisation autour de cette question dans le mouvement antispéciste, analyse-t-elle. Pour la plupart d’entre nous, la viande cultivée provoque un "effet beurk" : les militants estiment que l’industrie essaie de leur faire avaler de la fausse viande et affirment qu’ils n’en mangeront pas. En revanche, ils voient le potentiel de cette technique qui permet d’obtenir une viande sans meurtre, dans un contexte mondial où sa consommation continuera d’augmenter.» Pour David Chauvet, docteur en droit et spécialiste des questions animales, l’avenir de la viande cultivée est tout tracé : «Elle s’adresse à tous ceux qui aiment la viande, mais qui se passeraient bien de l’ingrédient "souffrance animale".»

Quels sont ses avantages ?

Ils sont d’abord éthiques : la viande de culture n’implique ni l’élevage, ni le transport, ni l’abattage d’animaux. D’un point de vue environnemental, l’agriculture cellulaire pourrait considérablement diminuer les émissions de gaz à effet de serre liées à l’élevage, également trop gourmand en eau, en énergie et en surfaces agricoles. «Le meilleur contrôle du processus de production pourra aussi réduire les risques pathogènes, comme la bactérie de l’Escherichia coli», estime l’économiste Nicolas Treich. «Les risques sanitaires apparaissent bien moindres que dans la viande conventionnelle, enchaîne Nicolas Morin-Forest, de Suprême. Les produits sont élaborés dans un environnement stérile, loin des abattoirs où les risques de contamination, notamment par des salmonelles, sont multiples. De plus, la viande cultivée offre les mêmes propriétés que celle traditionnelle, mais elle ne contient ni hormones ni antibiotiques.»

Libération

Par Sarah Finger — 30 juillet 2019

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